Quand je démarre le camion, j'entends le bruit du moteur, il m'informe de sa santé, le camion à l'arrêt est comme un corps sans âme. Le bruit du moteur donne vie au camion et le propulse dans l'espace. D'une certaine manière, on pourrait dire que le piano que nous avons conçu dans le camion sublime son énergie. Le piano suit scrupuleusement chaques mouvement de cette machine et lui donne une vie différente. Cet objet est important pour moi car il est la preuve de ce que je crois être le travail que je veux faire. Un travail par sérendipité (lorsque le fait de travailler me fait trouver autre chose que ce que j'avais prévu ou imaginé). Un travail qui permet de faire des découvertes, c'est pour cela que j'ai décidé de faire du théâtre. Pour pouvoir inventer mon travail, le réinventer au quotidien. Effectivement, ce piano/camion est arrivé lors d'une session de travail avec Thomas Mardell et Arnaud Angibaud. Thomas est venus à la Manufacture pour travailler avec moi sur la notion de musique pendant deux semaines. J'étais d'accord pour travailler avec lui à condition de pouvoir en profiter pour travailler sur mon mémoire. Au début nous avons commencé à jouer du Bach, du Chopin, du Monk… Très vite, le travail nous à emmené ailleurs. Thomas à lut Thomas Bernhard "Le naufragé" il me lit des passages :"l'interprète au piano est un produit de l'art, une chose répugnante" ou encore Glenn Gould disant " je veux être Steinway (…) broyé entre Bach et Steinway". Nous écoutons du Shonberg. Combien de fois me suis-je assis pour écouter de la musique attentivement? Comment puis-je prétendre faire un travail sans écouter, sans regarder attentivement? Alors nous commençons à regarder l'objet, ce meuble, la pédale "sustain" empêchant toute vibration involontaire, et ses cordes toujours tendues, toujours prêtes à jouer. Regarder attentivement un piano est l'une des meilleures choses à faire avant de rentrer en scène, prendre exemple sur lui. Nous travaillons maintenant dans l'espace, autour de cet objet noir et or. Comment disparaître à côté d'un piano, comment disparaître en jouant ? Envie de fusionner avec l'instrument, de rentrer dedans. Un soir on ouvre le Burger & Jacobi pour regarder dedans. Finalement, on sort sur le parking de l'école, un piano y est depuis plusieurs jours, il a prit la pluie, ses touches ont gonflé, il est inutilisable. Il fait déjà nuit, on l'ouvre pour regarder à l'intérieur, on le débarrasse de ses carapaces, on le déshabille, on ne s'arrête plus, on le vide, on l'éventre, on le saccage à coups de masse. La musique est scandaleuse. Au final, il ne reste que la lourde table d'harmonie, sorte de harpe, et autour, tout ce bois vieux de plus d'un siècle. Arraché à ce vieux corps de piano. Fumer une cigarette. Regarder cette épave, âme privée de corps ou corps sans âme et derrière, le camion est là, il se tient prêt lui aussi. C'est le regard, le flair qui dirigent le travail. D'un commun accord nous hissons cette harpe obèse dans le ventre du camion, on la place tant bien que mal, et on la visse à la carrosserie. Nous allons donner une seconde vie à ce piano, cet ancien dont la mémoire perdue a connu plus d'un siècle de pianistes. Art du bricolage. Puis les trois jours d'après nous travaillons l'instrument, pour extraire de l'ordre dans ce chaos. Nous l'accordons à notre manière, suspendons des objets, nous cherchons un son. Le piano est joué par le conducteur du camion, c'est sa manière de conduire qui détermine la musique. À la fin nous faisons un feu de joie de son bois éclaté. Comment faire ressortir l'âme d'une vieille carcasse ? Il paraît que c'est la question de la peinture me dit Philippe, mon oncle peintre. "La peinture, c'est comment figurer l'âme". Il me raconte qu'avant, on figurait l'âme par l'auréole. Puis Léonard cherche à la figurer autrement, c'est pourquoi dans ses tableaux, la lumière vient de l'intérieur, la lumière émane du corps. C'est la Joconde ou La vierge au rochers. Dans ce dernier, les rochers symbolisent le corps. Et les figures de Marie, du Christ, de Jean Baptiste et de l'ange Uriel sont là pour signifier l'âme. Tout est question de lumière. Les corps sont la lumière. Puis il nous parle d'Ophélie, au fil de l'eau, son corps devient rivière. Alors je pense à mon mémoire, au corps d'Arthur balancé dans la flotte. Et je me rends compte qu'il y a peut-être une tentative de cela, de la peinture dans ce travail. Dans la recherche de l'âme. Cette rivière qui coule sans arrêt. Écoutons un peu de Vissotski pour nous rendre compte de ce que c'est que de chanter avec son âme, en l'occurrence l'âme russe. L'âme se trouve dans le souffle.

La chasse aux Loups